vendredi 15 juin 2012

Trois aspects du « moi »


On peut distinguer trois concepts différents du « moi » :

  1. le moi empirique ; 
  2. le moi illusoire ; 
  3. le moi transcendantal.



1. Le moi empirique (ou conventionnel) est celui que nous expérimentons constamment dans l’état de veille : le nāma-rūpa. C’est le phénomène (l’individu) qui est censé correspondre au pronom personnel « je » du langage courant (et que même un Eveillé utilise). Le Dharma le définit d’emblée non pas comme une entité autonome, mais comme un faisceau composé de différents éléments :

Sensations, notions, intention, contact, attention : voilà ce qu’on appelle nāma. Les quatre grands éléments et la forme qui dépend des quatre grands éléments : voilà ce qu’on appelle rūpa. Ce nom et cette forme sont appelés nāma-rūpa. (Sammādiṭṭhi Sutta : Sutta de la Vue juste)

Le CEDh inclut la connaissance discriminative (vijñāna) dans le nāma-rūpa 1 (comme le font d'autres textes du Canon pâli), ce qui donne les cinq agrégats bien connus. Même si on ne l’y inclut pas, il y a interdépendance entre connaissance discriminative et nāma-rūpa 2.

Le moi empirique ne devrait pas être considéré comme une entité, mais comme un flux de phénomènes. Il disparaît temporairement en sommeil profond et « se disperse » lors de la mort (de façon définitive en parinirvāna pour un Eveillé). C’est la corde qui subsiste quand le serpent a disparu, selon la comparaison bien connue. Il se distingue aussi de ce qu’on pourrait appeler, par opposition et d’un point de vue entièrement subjectif, « non-moi empirique », comme support d’une connaissance discriminative qui opère une distinction moi / non-moi dans le champ des phénomènes qui se présentent à elle − ou plutôt qu'elle « se représente ».

Il y a aussi une relation de réciprocité entre nāma-rūpa et karma, entre « existence » et « action » : le nāma- rūpa est ce qui agit, mais il est lui-même le résultat des actions (on agit selon ce que l’on est, et inversement ce que l’on est ou devient résulte de la façon dont on agit).

2. Le moi illusoire (sakkāya3, attā) est une illusion, une projection : le mental, par erreur, voit une entité permanente, éternelle, existant de façon absolue dans le moi empirique (d’où l’expression pañca-upādāna- khandhā: les cinq agrégats d’attachement) ou dans une partie de ce dernier (ou souvent même indépendamment de ce dernier, comme une âme immortelle). Cette projection est suscitée par une vue erronée (sk : satkayadrsti, pâli : sakkāya-diṭṭhi) qui est ébranlée quand on devient sotāpanna, mais subsiste encore pour une bonne part jusqu’à l’Eveil, même si ce n'est plus qu'à l’état de trace (asmi-māna) lorsque l’ascète ne voit clairement aucun soi dans les cinq agrégats (comme dans le cas de l’anagamin, explicité dans le Khemaka Sutta4).

Le moi illusoire, qui semble répondre à un besoin de sécurité irrépressible de l’individu non éveillé, est en réalité une inépuisable source de souffrance, car il est en permanence durement « éprouvé » par la caducité du moi empirique (la souffrance, la maladie et toutes les tribulations de l'existence), et par la certitude de la mort. Mais dès que l’on voit que « tout ce qui est sujet à apparition est sujet à cessation » (ce qui correspond en partie au « fruit » de l'éveil obtenu par le sotāpanna), le moi illusoire ne peut plus s’imposer comme une réalité valable : la vue est devenue juste, bien que les notions et le citta puissent encore rester obscurcis en raison des quatre méprises (viparyāsa).


3. Le moi transcendantal (voir la note au sujet de ce terme5) est un postulat du mental qui apparaît de la façon suivante : quand l’ascète se détache du moi empirique pour devenir pur spectateur des phénomènes, il ne trouve plus rien à quoi s’identifier : seul subsiste ce statut de spectateur, dont il ne peut douter (car pour qu’il y ait perception et connaissance, il faut bien « quelque chose » qui puisse percevoir et connaître).


Plusieurs philosophes ou mystiques parlent aussi de « l’œil unique du monde », du « miroir du monde », du « sujet pur de la connaissance », d’une « conscience auto-réflexive », de la « conscience-témoin », etc., qui se manifesterait ou préexisterait chez tout être sensible. Les philosophes en parlent seulement comme d’un concept, alors que pour les mystiques cela correspond à une expérience.

Le Vedanta va jusqu’à en faire un « Spectateur » transcendant qui pourrait être la seule raison qu’il y ait quelque chose plutôt que rien (car un spectacle requiert un spectateur, sinon ce n’est plus un spectacle), d’où une dualité transcendantale entre Puruṣa, pure conscience impassible « qui se tient au centre » (madhyastha), et Prakṛti, le spectacle de la nature qui évolue et tourbillonne « autour » du spectateur.

Le moi transcendantal est la notion la plus subtile de moi que l’on puisse concevoir, et elle accompagne l’ascète tout au long de sa progression dans les dhyānas, alors qu’intervient un raffinement de plus en plus poussé de la conscience, « pelée » successivement de ses différentes couches jusqu’à parvenir au bord de l’extinction, le corps physique « disparaissant » dans le premier dhyāna, la volonté s’effaçant complètement à partir du deuxième, et toute notion de forme, de corps ou de mouvement du mental dans les dhyānas du sans-forme6.

Cependant, même si ce moi transcendantal permet d’une certaine façon de s’élever au-dessus du moi empirique, il n’est pas plus réel que les autres « moi » parce que ce n’est qu’une fonction (ou une structure) imposée par la nature du citta : le paradoxe est que l’on définit quelque chose qui par définition ne peut être connu. On ne peut rien concevoir qui fonde un dualisme spectacle-spectateur strict, car les deux existent évidemment en dépendance l’un de l’autre.

Le moi transcendantal ici exposé n’est pas vraiment un concept bouddhique, encore que l’école Pudgalavāda ait soutenu la conception d’un soi qui ne serait ni identique aux agrégats ni différent des agrégats7 (cette conception est communément rejetée, le « pudgala » n’étant rien de plus que le moi empirique ou conventionnel, ou le moi illusoire si on le présente délibérément comme un « attā » éternel).

4. Conclusion

Les trois « moi » évoqués ici sont vacuité et n'ont soit qu'une existence relative, soit aucune existence du tout. Ce ne sont donc que trois conventions de langage, et l'on se gardera bien de croire à l’existence réelle de l’un ou de l’autre, ou des trois !

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1 Vedanā, saṃjñā, saṃskāra et vijñāna formant ainsi le nāma. 
2 Comme décrit dans la Chaîne des origines interdépendantes, sk : pratītyasamutpāda. 
3 Sakkāya = sat+kāya : « existence-corps ». 
4 Khemaka y dit ceci : « Il n’y a rien dans les cinq agrégats d’attachement que je considère être un soi ou appartenant à un soi, cependant je ne suis pas un arahant. La pensée “je suis” relative aux cinq agrégats n’a pas été surmontée, bien que je ne m’identifie à aucun des agrégats. » 

5 Ne pas confondre "transcendantal" et "transcendant". Ce moi est "transcendantal" au sens de la philosophie idéaliste (Kant, Schopenhauer) ainsi que de la phénoménologie, parce qu’il est postulé comme nécessaire pour expliquer la possibilité de la connaissance : toute connaissance implique un « sujet » qui connaît un « objet », et ce « cadre a priori » (signification réelle du terme transcendantal) prévaut même quand le spectacle est vu sans attachement ni identification. 6 Nous nous fondons ici, avec toutes les réserves qui s'imposent du fait du caractère variable des dhyānas d'un individu à l'autre, sur le "Manuel de méditation" d'Ajahn Brahm pour les caractéristiques du premier et du deuxième dhyāna. Le CEDh enseigne qu’ils ne sont qu’un moyen de tranquillisation (śamatha), utile, mais pas nécessaire pour s’éteindre.
7 Le terme de pudgala (pâli : puggala), « individu séparé », apparaît dans le sutta du fardeau, le Bhāra Sutta : « Katamo ca bhikkhave bhārahāro : puggalotissa vacanīyaṃ ». Qui est le porteur du fardeau ? Celui qu’on doit appeler l’individu (puggala).

Source : Publication éditée par le C.E.D.h

1 commentaire:

Franck Barron a dit…

Cinq Agrégats

S'approprier un je est la plus grande des erreurs, le sage sait qu'il n'existe aucune barrière entre les choses, et ne s’approprie pas aux caractères transitoires de ses émotions, de ce qu'il perçoit, de la manière dont son inconscient incrimine ou discrimine les choses, de savoir ou de ne pas savoir, de sa propre apparence physique, ne s'attache pas en créant l'illusion du caractère permanent des choses, car il sait que c'est cause de souffrance.
Le ressentie peut être plaisant, déplaisant ou neutre, c'est son attachement qui provoque la souffrance, la forme s'attache à la corporalité et les rapports que nous avons à notre corps, les perceptions peuvent être bénéfiques, mauvaises ou indéterminés et s'attachent aux états de conscience que l'on peut expérimenté, la connaissance s'attache à l'idée de savoir ou de ne pas savoir, les formations volitionnelle s'attachent aux concepts qui nous font croire à une dualité.

Tous ces actes contre nature procurent des perturbations mentales à travers les 5 agrégats, une juste pensée, vision, action par une parole et un moyen d'existence juste, en s'établissant dans l'effort, la concentration, l'attention, juste, par une parfaite compréhension des cinq agrégat mène à l'éveil.