lundi 18 août 2008

La Compassion Bouddhiste

par Dominique Trotignon

Le terme de « compassion », par lequel on traduit généralement le terme sanskrit « karunâ », est un bien mauvais cadeau que l’Occident a fait à l’enseignement bouddhique !

Si l’on en suit strictement l’étymologie, la compassion est le fait de « souffrir avec » (« passion » vient du verbe latin « patior » = souffrir ; cf. « la Passion du Christ »). Il s’agit, en français, d’un « sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d’autrui » (Le Petit Robert). La compassion, au sens strict, est donc une passion, c’est-à-dire une émotion que l’on subit, « passivement », et qui a tendance à paralyser celui qui l’éprouve (qui la vit comme une « épreuve ») plutôt qu’à l’inciter à l’action.

Or, si la souffrance (duhkha) est bien au centre de la Doctrine bouddhique, elle n’y est pas considérée comme une vertu - loin de là ! - et la vocation d’un disciple du Bouddha n’est ni de partager sa souffrance avec autrui ni de partager la souffrance d’autrui… La karunâ bouddhique est même à l’opposé de l’idée d’un tel « partage de passion », puisqu’elle est censé, tout au contraire, provoquer chez celui qui la cultive la volonté d’agir - afin de détruire, pour soi et pour autrui, toute forme de souffrance comme aussi toute racine de souffrance. 

Karunâ c’est, beaucoup plus exactement, savoir que tout être sensible est soumis à la souffrance, tant qu’il n’est pas parvenu à l’Eveil et à la Libération, et vouloir tout faire pour lui permettre de s’en libérer. Karunâ n’est donc pas une émotion qu’on subit et qui rend passif, mais un état d’esprit qu’on cultive et qui pousse à agir !

La première manifestation de karunâ, traditionnellement, est associée au Bouddha Shâkyamuni lui-même, lorsque, parvenu à l’Eveil, il se décide à enseigner « le Chemin qui mène à la cessation de la souffrance ». Rien ne manifeste mieux karunâ que cette action de vouloir partager la bonne nouvelle du Dharma : la souffrance n’est pas une fatalité, il est possible d’y mettre fin et s’en libérer est accessible à tous ! Sans karunâ, il n’y aurait sans doute jamais eu ni enseignement (Dharma) ni communauté (Sangha) bouddhiques et elle constitue l’une des principales caractéristiques du Bouddha, enseignant et fondateur de la communauté. Autant dire que karunâ est le dénominateur commun aux Trois Joyaux du bouddhisme, dans lequel tout disciple « prend refuge ».

Transmettre l’enseignement délivré par le Bouddha, et le mettre en pratique au sein de la Communauté, est sans doute la meilleure manière de pratiquer karunâ…

Pour les écoles du bouddhisme ancien - comme encore aujourd’hui pour le Theravâda - karunâ se manifeste donc, avant tout, dans le fait d’être un « bon disciple » du Bouddha, un vrai « fils du Sâkya », en s’exerçant au Dhamma-Vinaya : l’étude et la transmission de l’enseignement (Dharma), compris comme il convient grâce au développement de la sagesse (prajñâ), et la pratique de la discipline (sîla, ou vinaya), qui en découle naturellement. 

Dans la pratique plus particulière du « développement mental » (bhâvanâ, la « méditation »), karunâ est « cultivée » par l’exercice des quatre Demeures divines (brahma-vihâra) dont elle est un composant, à côté de la bienveillance (maitrî), de la joie sympathique (muditâ) et de l’équanimité (upeksâ). Il s’agit alors, réellement, de « cultiver » (au sens agricole du terme…) un état d’esprit positif, contre-poison à l’indifférence (« que m’importe la souffrance d’autrui ! »), à la joie malsaine (« tant mieux s’il souffre ! ») et, plus généralement, à de nombreux points de vue biaisés, cette Ignorance qui nous fait mal interpréter les actes d’autrui, en oubliant que c’est la souffrance universelle qui constitue l’un des moteurs les plus performants de l’activité humaine !

Une image, souvent employée par les enseignants tibétains, met bien en évidence cet aveuglement contre lequel karunâ permet de lutter : « Si un homme te frappe avec un bâton, tu n’accuses pas le bâton de te faire souffrir, mais l’homme qui le tient… Tu devrais plutôt accuser la colère qui tient cet homme, dont il souffre lui-même et qu’il subit ! ». 

Cultiver karunâ permet, au moment où l’homme frappe du bâton, de ne pas s’arrêter aux apparences mais de voir, au-delà de l’homme armé, la colère ou la haine qui l’animent, elles-mêmes nées de la souffrance qu’il éprouve… Il s’agit donc du développement d’une vision juste, et non de l’expression communicative d’un sentiment de commisération !!

Les écoles du Mahâyâna insisteront tout particulièrement sur cette « vertu » bouddhique. Elle deviendra même centrale au point d’être représentée sous la forme de bouddha et de bodhisattva, masculin et féminin. C’est la triade célèbre du Bouddha Amitayus-Amitabha (au Japon : Amida), du bodhisattva Avalokiteshvara (en Asie du sud-est : Lokesvara ; au Tibet : Tchenrezi, en Chine : Guanyin ; au Japon : Kannon) et de la manifestation féminine propre au bouddhisme tantrique indo-himalayen : Tara.

Il faut cependant ici distinguer deux formes de karunâ :

1- la karunâ « simple », qui ne diffère guère de celle envisagée dans les écoles du bouddhisme ancien, comme pratique des quatre Demeures divines, appelées aussi « Quatre Pensées Illimitées », mais qui trouve cependant son aboutissement dans le développement de la « bodhicitta relative », fondement de la carrière du bodhisattva selon les écoles du Mahâyâna.

2- La « Grande karunâ » (mahâ-karunâ), de son côté, est celle que manifestent les bouddha et les bodhisattva « grands-êtres ». Il ne s’agit plus ici d’un état d’esprit qui se « cultive », comme la précédente, mais de l’expression naturelle de la qualité d’Eveillé et de la Sagesse - à l’image de la compassion qu’a manifesté le Bouddha Shâkyamuni, après son Eveil, lorsqu’il s’est décidé à enseigner pour le bien de tous les êtres.

Karunâ est ainsi, à la fois, l’aliment qui soutient l’engagement d’un individu dans la voie du bodhisattva et l’expression parfaite de l’Eveil réalisé. Mais seuls les bouddha et bodhisattva « grands-êtres », parce qu’ils sont « accomplis », n’ont plus rien à faire pour que karunâ s’exprime… Pour tous les autres - vous et moi, y compris les bodhisattva encore en chemin - il s’agit bien encore d’agir et de cultiver !

Ainsi, parler de karunâ en employant le terme de « compassion », alors qu’il ne s’agit ni d’une passion à partager ni d’une passivité à subir, confirme bien l’expression : 
« traduire, c’est trahir ! »



Dominique TROTIGNON est directeur pédagogique de l'Université Bouddhique Européenne (UBE), enseignant de formation et ancien journaliste, pratiquant dans la tradition Theravada, il effectue des travaux de recherche et de réflexion sur le bouddhisme ancien et d'Asie du Sud-est, ainsi que sur l'implantation du bouddhisme en France.


2 commentaires:

Unknown a dit…

Bonjour,
Je me souviens, lorsque j'ai découvert le Dharma, Prajnananda (je ne peut pas mettre les accents du sanscrit) nous parlait de METTA, "l'Amour bienveillant", et de KARUNA, qu'il traduisait par "Amour agissant" en se référant à l'étymologie sanscrite. Je crois me souvenir que "KAR" donne la notion d'action comme dans KARMA (qu'il définissait comme "Fait et faisant). Je trouve que cette traduction par "Amour agissant" est tellement plus juste et satisfaisante que "compassion"...
Etant directeur pédagogique de l'UBE, je pense que vous-même ou une personne de votre connaissance sachant le sanscrit pourriez apporter des éclaircissements et peut-être confirmation sur cette traduction. Nous pourrions alors espérer voir le terme de 'compassion" si inapproprié, et utilisé sur des milliers de sites de par le monde, remplacé par une traduction plus juste...
en vous remerciant par avance pour votre action de recherhe éclairée... avec toute l'expression de ma profonde reconnaissance envers Prajnananda...
Prajnavimuktananda(Gérard Nancey)

P.S ---> Voir dans Google "Prajananda Wikipédia"

Unknown a dit…

Il va sans dire que si "toi-même" Kathy a une réponse sur ce sujet, "je" serais très heureux de la connaître.
"Je" venais sur ce site pour la première fois et "je" n'avais pas vu que c'était "toi" qui l'animait.
C'est vraiment très bien fait et merveilleusement documenté.
Merci...
Prajnavimuktananda/Gérard