vendredi 25 septembre 2009

Tout apparaît, tout disparaît

Extrait du livre publié aux Editions SULLY,

Tout apparaît, tout disparaît - Ajahn Chah

traduit par Jeanne Schut

Chapitre 6 : Voir les choses telles qu’elles sont réellement

Le Bouddha a enseigné qu’il faut observer tout ce qui se présente. Les choses ne durent pas. Après s’être manifestées, elles cessent ; ayant cessé, elles apparaissent à nouveau puis, étant apparues, elles cessent encore. Mais quelqu’un dont l’esprit est confus et qui n’a pas la connaissance, ne veut pas qu’il en soit ainsi. Quand nous méditons et que l’esprit s’apaise, nous voulons demeurer ainsi, sans être dérangés, mais ce n’est pas réaliste. Le Bouddha nous a recommandé de regarder d’abord les faits et de voir combien ces choses sont trompeuses ; ensuite seulement pouvons-nous trouver la paix. Quand nous ne connaissons pas les choses telles qu’elles sont, nous croyons les posséder et le piège du « sentiment de soi » fait surface. Nous devons donc remonter à l’origine et découvrir comment cela s’est produit. Il faut que nous comprenions comment les choses sont en réalité, comment elles entrent en contact avec l’esprit et comment l’esprit réagit ; après, nous pourrons être en paix. Voilà ce que nous devons étudier à fond. Si nous refusons que les choses se passent comme elles se passent, nous ne pouvons pas connaître la paix. Où que nous tentions de nous échapper, les choses se produisent toujours de la même manière — c’est leur nature.

En termes simples, ceci est la vérité. L’impermanence, la souffrance et l’absence de soi sont la nature même des phénomènes. Ils ne sont rien d’autre que cela, mais nous donnons aux choses bien plus de sens qu’elles n’en ont en réalité.

Il n’est pas vraiment si difficile de permettre à la sagesse d’émerger. Il s’agit simplement de chercher les causes et de comprendre la nature des choses. Quand votre esprit est agité, vous pouvez vous dire : « Cet état n’est pas certain. Tout est impermanent. » Et quand l’esprit est calme, ne vous dites pas : « Oh ! C’est vraiment la paix ! » — parce que cela non plus n’est pas certain.

Si on vous demande : « Quel type de nourriture préférez-vous ? » ne prenez pas la question trop au sérieux. Si vous dites que vous aimez vraiment quelque chose, quelle importance ? Réfléchissez : si vous en mangiez tous les jours, l’aimeriez-vous toujours autant ? Vous en viendriez probablement à dire : « Oh, non ! Pas encore de ça ! »

Vous comprenez ? On peut finir par se rendre malade précisément avec ce que l’on croyait aimer et cela à cause de la nature changeante de toute chose. Voilà ce qu’il vous faut découvrir. Le plaisir est incertain, le malheur est incertain, l’amour est incertain, la tranquillité est incertaine, l’agitation est incertaine. Tout, absolument tout, est incertain. Donc, quoi qu’il arrive, si nous comprenons cela, nous ne sommes piégés par rien. Tout ce que nous pouvons vivre, sans exception, est incertain car tout, par nature, est impermanent. L’impermanence signifie que les choses ne sont pas figées, ne sont pas stables et, en termes très simples, cette vérité est le Bouddha.

Anicca, l’incertitude, est la vérité. La vérité est là, sous nos yeux, mais nous ne lui accordons pas un regard clair et direct. Le Bouddha a dit : « Ceux qui voient le Dhamma me voient. » Si nous voyons anicca — cette qualité d’incertitude — en toute chose, alors apparaîtront le détachement et le désintéressement par rapport au monde : « Oh ! Ce n’est que ceci. Bah ! Ce n’est que cela. Il n’y a là rien d’extraordinaire, ce n’est que cela.» L’esprit se stabilise dans cette réalisation : « Ce n’est rien d’extraordinaire. Bah ! » Quand on a réalisé cela, il n’y a rien de bien difficile à faire en méditation. Quoi qu’il se présente, l’esprit dit : « Ce n’est que cela », et il s’arrête. C’est la fin. On comprend que tous les phénomènes ne sont que tromperies ; rien n’est stable ni permanent ; au contraire, tout change constamment et présente les caractéristiques de l’impermanence, de la souffrance et du non-soi. C’est comme une boule de fer en fusion que l’on aurait mise à chauffer dans un four. Quelle partie sera fraîche ? Essayez d’y toucher et vous verrez. Touchez le dessus, il sera brûlant. Touchez le dessous, il sera brûlant. Touchez les côtés, ils seront brûlants. Pourquoi est-ce brûlant ? Parce qu’une boule de métal en fusion est brûlante partout. Quand on comprend cela, on n’y touche pas. Quand vous vous dites, à propos de quelque chose : « Oh ! Comme c’est bon ! J’aime ça, je le veux ! », n’accordez aucun crédit à ces pensées, ne les prenez pas trop au sérieux car elles sont comme la boule de métal en fusion : quelle que soit la partie que vous touchiez, si vous essayez de la prendre, vous vous brûlerez, vous aurez très mal, votre peau se fendra et vous saignerez.

Nous devrions contempler cela à tout moment, quand nous marchons, quand nous sommes debout, assis ou couchés ; même quand nous sommes aux toilettes, quand nous allons quelque part, quand nous mangeons ou, après avoir mangé, quand nous déféquons les résidus de notre repas. A tout moment, nous devrions voir que tout ce dont nous faisons l’expérience est instable et impermanent ainsi qu’insatisfaisant et non personnel. Les choses qui sont instables et impermanentes sont incertaines et sans réalité absolue. Sans exception, elles sont toutes illusoires. C’est exactement comme la boule de fer brûlante : où pourrions-nous y trouver un endroit non brûlant ? Toutes ses parties sont brûlantes, alors nous cessons d’essayer de la toucher.

Il n’y a rien là qui exige un entraînement difficile. Par exemple, des parents préviennent un enfant qu’il ne doit pas jouer avec le feu : « Ne t’approche pas du feu, c’est dangereux, tu vas te brûler ! » L’enfant peut ne pas croire ses parents ou ne pas comprendre de quoi ils parlent mais, s’il touche le feu une seule fois et se brûle, ses parents n’auront plus besoin de lui expliquer les choses ni de le surveiller.

Peu importe l’attirance ou le plaisir que l’esprit peut éprouver, rappelez-vous seulement : « Ce n’est pas sûr ! Ce n’est pas permanent ! » Par exemple, si on vous offre un verre que vous trouvez très beau, vous vous direz peut-être : « Quel beau verre ! Je vais le ranger et en prendre grand soin pour éviter qu’il ne se casse. » Mais ajoutez ensuite : « Ce n’est pas certain. » Il se peut que, après avoir bu, vous posiez le verre près de vous et que, dans un moment d’inattention, vous lui donniez un coup de coude et qu’il se casse. S’il ne se casse pas aujourd’hui, il se cassera demain et s’il ne se casse pas demain, ce sera le jour suivant. Ne placez pas votre confiance dans des choses susceptibles de se casser.

Cette impermanence est le véritable Dhamma. Les choses ne sont ni stables ni réelles. Rien en elles n’est réel — voilà ce qui est réel. Allez-vous mettre en doute cette évidence ? C’est la chose la plus certaine qui soit : nous naissons et puis inévitablement nous vieillissons, tombons malades et mourons. Telle est la réalité permanente et certaine, et cette vérité permanente est née de la vérité de l’impermanence. Quand on étudie les choses en profondeur, à l’aune de ce « pas permanent, pas certain », il se produit une transformation en quelque chose de permanent et de certain et, à partir de là, on cesse de porter le poids des choses.

Les disciples du Bouddha se sont éveillés à la vérité de l’impermanence. Parce qu’ils ont réalisé l’impermanence de tous les phénomènes, ils ont connu le détachement et le désintéressement par rapport aux choses — nibbida. Ce désintéressement n’est pas de l’aversion. S’il y a aversion, ce n’est pas vraiment du désintéressement et cela ne devient pas une voie. Nibbida n’est pas ce que nous considérons d’ordinaire comme du désintéressement par rapport aux choses de ce monde. La vie de famille, par exemple, quand les relations ne sont pas bonnes, peut donner à penser que nous sommes vraiment devenus désenchantés, comme il est dit dans les enseignements, mais ce n’est pas le cas. Il ne s’agit, dans ce cas, que de « pollutions mentales » qui s’accumulent et oppressent notre cœur. Quand vous vous dites : « J’en ai vraiment assez. Je vais tout abandonner ! », il s’agit d’une lassitude due aux pollutions mentales. Ce qui se passe, en réalité, c’est que ces pollutions sont plus fortes maintenant qu’avant que vous ne vous mettiez en tête cette idée de lassitude par rapport aux choses qui vous posent problème.

C’est comme l’idée que nous nous faisons de mettā, l’amour bienveillant. Nous croyons que nous sommes censés aimer tout le monde et tous les êtres vivants, alors nous nous disons : « Je ne devrais pas être en colère contre eux ; je devrais avoir de la compassion ; les êtres vivants sont vraiment dignes d’amour. » Au début, vous avez de l’affection pour eux et, à la fin, cette affection se transforme en désir et en attachement. Faites attention ! Il ne s’agit pas de ce que nous appelons généralement « amour », ce n’est pas mettā dans le sens du Dhamma, c’est mettā mélangé à de l’égoïsme. Nous voulons obtenir quelque chose des autres et nous appelons cela mettā. C’est un peu comme notre soi-disant désintérêt pour le monde. « Oh ! Oui, je suis vraiment fatigué de tout cela, je me retire ! » C’est tout simplement une grosse pollution mentale, pas une lassitude du monde ou un détachement. On emploie les mêmes termes mais pas dans le sens que leur a donné le Bouddha. Si c’est authentique, il y a renoncement sans aversion ni agressivité, sans qu’aucun mal ne soit fait à personne. On ne se lamente pas, on ne blâme rien. On considère simplement tout comme étant vide.

On arrive alors à ce point où l’esprit est vide, vide de tout attachement aux choses. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien, ni gens ni objets dans le monde. Il y a l’esprit vide ; il y a les gens, il y a les choses, mais dans l’esprit tout ceci est perçu dans sa vérité, c’est-à-dire comme quelque chose d’incertain. On voit les choses pour ce qu’elles sont, on voit qu’elles suivent leur cours naturel comme éléments de la nature apparaissant et disparaissant.

Imaginons que vous ayez un vase. Pour vous, c’est un bel objet mais, de son côté, le vase existe de manière neutre. Il n’a rien à dire. Vous êtes le seul à avoir des sentiments à son sujet, à en faire une question de vie ou de mort. Si vous ne l’aimez pas ou si vous le détestez carrément, cela ne le touche pas, c’est votre affaire, il y est indifférent ; tandis que vous, vous avez des sentiments d’attirance ou d’aversion et vous vous y attachez. Nous jugeons les choses comme étant bonnes ou mauvaises. Ce « bon » trouble notre cœur et ce « mauvais » trouble notre cœur. Tous deux sont des pollutions mentales, le produit d’une compréhension erronée.

Il est inutile de nous enfuir ailleurs ; tout ce que nous avons à faire, c’est regarder et étudier cela à fond. L’esprit est ainsi. Quand nous n’aimons pas quelque chose, l’objet de notre aversion n’est pas touché, il reste tel quel. Quand nous aimons quelque chose, cette chose n’est pas touchée par notre attirance, elle reste telle quelle. Tout ce que nous faisons, c’est nous rendre fous.

Nous croyons certaines choses bonnes, nous voyons d’autres choses comme fantastiques, mais nous ne faisons que projeter ces idées à partir de nous-mêmes. Si nous sommes conscients de nous-mêmes, nous comprendrons que toutes ces choses sont égales.

Nous pouvons aisément illustrer cela avec l’exemple de la nourriture. Nous trouvons que tel ou tel aliment est délicieux ; quand nous voyons les plats sur la table, ils nous attirent ; mais une fois que tout est mélangé dans notre estomac, c’est une autre histoire. Pourtant nous regardons tous les plats et disons : « Celui-ci est pour moi, celui-là est à toi, celui-là est à elle. » Mais quand nous aurons fini de manger et que la nourriture ressortira de l’autre côté, il est probable que personne ne va se pencher dessus pour dire : « Ceci est à moi et cela est à toi », n’est-ce pas ? Serez-vous toujours aussi possessif et gourmand à ce moment-là ?

Ceci pour exprimer les choses brièvement et simplement. Si notre vision est claire et que nous fonctionnons en conséquence, tout aura une même valeur à nos yeux. Quand nous avons des désirs et que nous pensons en termes de « mien » et de « tien », les choses se terminent en conflit. Quand nous donnons une même valeur à tout, il n’y a pas d’appartenance à qui que ce soit, ce ne sont que des conditions qui existent telles qu’elles sont. Quel que soit le raffinement de la nourriture que nous mangeons, une fois transformée en excrément, personne ne veut la ramasser et en faire toute une histoire, personne ne va se battre pour elle.

Quand nous réalisons que toute chose fait partie de ce Dhamma unique, que tout est de même nature, nous relâchons notre saisie, nous posons les choses ; nous voyons qu’elles sont vides et nous ne ressentons ni amour ni haine pour elles. Nous sommes en paix. Il est dit : « Le nibbāna est le bonheur suprême, le nibbāna est la vacuité suprême. »

Je vous demande de bien écouter ceci : le bonheur dans le monde n’est pas le bonheur suprême, le bonheur ultime. Ce que nous concevons comme la vacuité n’est pas la vacuité suprême. S’il s’agit réellement de la vacuité suprême, il y a la fin de la saisie et de l’attachement. S’il s’agit réellement du bonheur suprême, il y a la paix. Mais la paix que nous connaissons n’est pas encore suprême, le bonheur que nous connaissons n’est pas suprême. Si nous atteignons le nibbāna, la vacuité est suprême, le bonheur est suprême. Et il y a une transformation : le bonheur est transformé en paix ; le bonheur est présent mais on ne lui accorde pas de sens particulier ; et la souffrance est également présente. Quand bonheur et souffrance apparaissent, on les voit comme égaux, ils ont la même valeur.

Les expériences sensorielles que nous aimons ou n’aimons pas sont, dans l’absolu, de même valeur, mais quand elles nous touchent, nous ne les percevons pas ainsi. Si quelque chose nous plaît, nous nous en réjouissons ; si quelque chose nous déplaît, nous voulons que cela disparaisse. Donc les expériences sont différentes pour nous mais, en vérité, elles sont égales. Nous devons nous exercer à les voir ainsi : les choses sont de même valeur dans la mesure où elles sont toutes instables et impermanentes.

C’est comme l’exemple de la nourriture. Nous disons que ce type d’aliment est bon, ce plat est délicieux, celui-là est merveilleux. Mais quand ils se retrouvent tous mélangés dans le corps et quand ils sont ensuite éjectés, c’est tout pareil. A ce moment-là, personne ne va se plaindre qu’il n’en a pas eu assez ; à ce moment-là, l’esprit ne va pas se laisser emporter.

Si nous ne voyons pas la vérité de l’impermanence, de l’insatisfaction et du non-soi, il ne peut y avoir de fin à la souffrance. Si nous sommes attentifs, nous pouvons voir cette vérité à tout moment. Elle est présente dans l’esprit et le corps et nous pouvons la voir. C’est là que nous trouvons la paix.


Ajahn Chah


Source : le dhamma de la Forêt